Les roses de Rob

La brume envahissait les rues de Luton dans le Bedfordshire. Rob se tenait assis sur son tabouret haut, le dos courbé, le front reposant sur une main. Il griffonnait des roses sur le plan de travail en bois massif, les pointes de ses vieilles chaussures en cuir reposant sur le sol en terre battue. Autour de lui, des centaines de moules en métal étaient empilés en colonnes branlantes. Chaque pièce avait la forme du chapeau qu’elle avait servi à mouler. Les piles montaient jusqu’aux poutres auxquelles pendaient quelques ampoules qui grésillaient. Leur lumière blafarde éclairait les cheveux argentés et les épaules musclées de Rob. Il se tenait seul au milieu de l’espace encombré, ses yeux bleus clairs suivant le mouvement du crayon. Il n’avait pas envie de rentrer chez lui ce soir, son esprit vagabondait. Il se remémorait les grandes années de la fabrique, lorsque les commandes affluaient et qu’il manquait de bras pour préparer les coffrages dans lesquels on coulait le plomb. 

La chapellerie, Rob avait baigné dedans depuis son plus jeune âge, mais n’avait pas prévu d’y travailler. Il pensait devenir boucher. Les gestes précis qui équarrissaient, tranchaient et ficelaient, le fascinaient. Mais quelques jours après ses dix-huit ans, il découvrit son père étalé par terre devant l’entrée de la fabrique. Le froid était encore sévère en cette fin de printemps, et il n’avait pas dû voir la plaque de verglas sur laquelle il avait glissé. En tombant, sa tête avait heurté le rebord de pierre sur lequel on frottait les bottes encrottées avant d’entrer. Le médecin dépêché sur place décréta qu’il était mort sur le coup. Rob dut gérer l’organisation de l’enterrement, sa mère sombrant dans un état léthargique. La semaine suivante, on lui remit les rênes de la fabrique. Du jour au lendemain, il passa donc d’apprenti boucher encore adolescent à chef d’entreprise. Il se redressa physiquement, on le remarquait désormais lorsqu’il marchait dans la rue, se tenant droit et sûr de sa direction. Son esprit se disciplina, il perdit son regard rêveur au profit d’un air vif et concentré. Des rides se creusèrent entre ses sourcils et sa bouche se pinça. Grâce à Harry,  employé fidèle de son père depuis plus de vingt ans, il apprit à reconnaître les formes de chapeaux, à manier l’énorme paire de pinces avec laquelle on attrapait le moule encore brûlant pour le jeter sur le tas de terre où il devait refroidir, à reconnaître du plomb de bonne qualité. Puis il apprit lui-même à gérer des comptes, à jongler entre les délais de paiement des fournisseurs et ceux des clients, à négocier une ligne de crédit avec la banque pour financer le stock d’une commande importante, à oser refuser une vente lorsqu’un client lui imposait des remises qui réduisaient trop sa marge. Lorsqu’il signa son premier contrat, il oublia de facturer les taxes et les frais de transport, il en fut bon pour  une vente à perte. Inutile de préciser qu’il ne fit cette erreur qu’une fois. Quelques mois plus tard, il décrocha sa première affaire importante. Fier, il convia ses amis au pub et dépensa la recette qu’il n’avait pas encore encaissée. Quelques jours plus tard, il apprit que son client retirait finalement sa commande. Plus jamais il ne fêta une affaire avant de l’avoir livrée et d’en avoir reçu le paiement complet.  

A l’époque, il ouvrait chaque matin la porte de la fabrique l’esprit bouillonnant. Il se sentait vivant, débordant d’idées pour développer l’affaire de son père. Il vivait pour ses moules à chapeaux, il lui arrivait même de sursauter au milieu de la nuit avec une idée qu’il s’empressait de noter sur un calepin afin de la retrouver le lendemain matin. Son quotidien était difficile, jamais il n’avait eu autant de responsabilités, mais il était fier de fournir du  travail à une vingtaine de pères de familles. Mille fois il faillit tomber, écrasé sous les emprunts ou les impôts, et mille et une fois il se releva, dénichant un  investisseur à la dernière minute ou décrochant une commande inespérée.  

Il y a dix ans cependant, il dut renvoyer tous ses employés. Pas par manque de travail, mais à cause du gouvernement qui décida soudainement de changer les règles du jeu. Ils devaient s’ennuyer là-haut, vautrés dans leurs fauteuils en velours, pour se pencher sur les conditions de travail des fondeurs de moules à chapeaux. Pendant plus de deux cents ans, on avait coulé les moules en plomb en se protégeant des vapeurs à l’aide d’un foulard remonté sur le nez. Certes, les vapeurs finissaient par attaquer les poumons, mais à chaque métier sa maladie et au moins on était fier de ce que l’on créait ici.  Quoi qu’il en soit, le gouvernement décida d’imposer de nouvelles normes de sécurité. Leur application demandait un investissement considérable, qui obligerait Rob à augmenter ses tarifs. Avec la concurrence agressive de l’Asie, cela revenait à signer l’arrêt de la production. Alors il dut licencier. Il ne garda qu’Harry, qui n’avait rien connu d’autre de sa vie que l’atelier, Angus, son meilleur ami depuis le lycée qui avait rejoint l’équipe lorsqu’un accident l’avait  obligé à quitter son poste de chauffeur routier, et Matt, l’apprenti qu’il formait. Ils tentèrent de résister, en continuant à travailler avec leurs bouts de tissu sur le nez malgré les nouvelles directives, mais l’inspection du travail les épingla. Trois fois ils entrèrent à l’improviste, trois fois ils complétèrent leurs fiches et trois fois ils repartirent en jetant à Rob le feuillet jaune, celui avec le montant de l’amende. Ils l’augmentèrent d’un zéro à chaque passage. La dernière le mit quasiment à terre, il dut vendre des parts de sa société pour la  payer. Cette fois-ci, après le départ des inspecteurs, il demanda à ses ouvriers de poser leurs outils, d’éteindre le four, et leur fit signe de prendre leurs vestes. Ils se rendirent au pub et commandèrent des pintes en silence. Rob n’eut pas besoin d’expliquer, ensemble ils avaient vu les fabriques voisines fermer les unes après les autres. Ils avaient cru cependant qu’ils pourraient résister, mais ils n’étaient pas armés pour cette bataille. Ils burent toute la nuit, et le lendemain Rob retourna à l’atelier. Ironiquement, la loi l’autorisait à poursuivre sans se mettre aux normes s'il restait seul. Il ne retoucha jamais aux moules sur lesquels les autres travaillaient lorsque les inspecteurs étaient arrivés. La boîte de Matt semblait encore en préparation, à moitié remplie du sable qui servait à caler le modèle, et le moule à peine fini de fondre d’Angus était toujours sur le tas de terre, là où il l’avait jeté pour le refroidir. Harry ne supporta pas d’être mis au chômage. Il revint finir sa pièce le lendemain, puis il se mit à boire. On le retrouva mort de froid un matin sur le pas de sa porte, lui aussi. Trop saoul, il n’avait pas réussi à l’ouvrir si l’on en croyait le jeu de clés dans sa main droite. 

Alors ce soir, cet appel de la part du chapelier de la Reine Mère, il n’osait pas y croire. Les yeux écarquillés, son esprit caracolait, mais il s’interdisait de sourire. « Il nous faut un moule pour demi-haut de forme pour  la Reine en taille six trois quart. Elle a entendu dire que vous étiez le dernier artisan du Royaume-Uni, alors elle veut un moule sur métal pour ce modèle au lieu des moules en bois habituels. Je vais vous envoyer un croquis, ce sera magnifique. Nous avons prévu d’y piquer des roses.» Rob se redressa et se leva. Il allait  réaliser son rêve et celui de ses ancêtres. Il attrapa un gabarit et entreprit de sculpter le modèle. Il allait tenir un jour de plus et ce soir, il créait pour la Reine.

 

Avril 2014, par Laëtitia Van de Walle

1er prix du concours de nouvelles de la Conférence Olivaint sur le thème "VIVRE DEBOUT"

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